Xavier Guchet
Professeur des Universités
Université de Technologie de Compiègne

La biofabrication désigne la construction de structures 3D hybrides et hautement organisées, combinant des biomatériaux, des cellules vivantes et divers éléments nécessaires à la vie cellulaire dans un environnement extracorporel (par exemple, des facteurs de croissance ou des nutriments). La biofabrication est le type même de technologies à très large spectre, pouvant se décliner en de très nombreuses applications.

Dans le domaine médical, la tendance actuelle est d’aborder les enjeux éthiques de ce type de technologies en suivant l’ensemble du processus dit « translationnel » : ces enjeux sont en effet examinés à chaque étape de la conception et de la validation de la technologie, depuis le laboratoire de recherche jusqu’au chevet du patient, en passant par les études précliniques (in vitro ou sur modèles animaux) et les essais cliniques impliquant la personne humaine. Ce point de vue global sur toute la chaîne de valeur de la biofabrication est porteur d’une exigence éthique très forte : faire en sorte que tous les acteurs impliqués ne perdent jamais de vue la finalité d’ensemble de leurs travaux respectifs, à savoir apporter un réel bénéfice au patient.

Chaque étape du processus translationnel de la biofabrication soulève des enjeux éthiques spécifiques.

En recherche, un enjeu éthique essentiel est la nécessité pour les chercheurs, scientifiques ou ingénieurs, de ne pas oublier que leurs dispositifs auront vocation à être utilisés par des patients de chair et d’os, vulnérables et susceptibles de mal vivre ces mêmes dispositifs. L’organisation du processus translationnel ne permet pas toujours, loin de là, de mettre les chercheurs au contact direct des patients, ce qui peut se traduire par une perception plus ou moins abstraite des seconds par les premiers. Comment dans ces conditions amener ceux-ci à mieux appréhender les exigences, non seulement du faire des soins au sens de la recherche d’une efficacité technique (cure), mais aussi du prendre soin au sens du souci moral dû au patient (care) ? Comment des technologies conçues loin des univers du soin, et dans l’ignorance de ce qu’est réellement le soin, pourraient-elles contribuer non seulement à faire progresser l’aspect proprement technique du soigner, mais aussi à satisfaire la vocation morale du prendre soin qui définit le métier de soignant ?

D’autres enjeux éthiques importants soulevés par la biofabrication devraient être considérés dès l’étape de la recherche de laboratoire, très en amont des développements et des applications. Outre la question des risques toxicologiques, se pose aussi celle de la possible utilisation de cellules non humaines pour la biofabrication de tissus ou d’organes destinés à être implantés dans le corps humain. Si elle venait à être autorisée par la loi, cette possibilité soulèverait des questions éthiques particulières – touchant les hybridations interspécifiques c’est-à-dire le brouillage des frontières entre les espèces vivantes, et in fine le vécu des patients ayant reçu ce type de dispositif – que l’utilisation de cellules humaines ne soulèverait pas.

Dans la phase des études précliniques, la question éthique la plus débattue concerne l’expérimentation animale. La biofabrication peut sur ce point apporter des perspectives prometteuses. Ainsi, l’essor de la recherche en vue de biofabriquer des organoïdes (c’est-à-dire des versions simplifiées et miniaturisées des organes humains) fait espérer que l’on pourra à terme de se passer des animaux dans les tests de pharmacotoxicologie : nul doute que ce domaine d’application bénéficie d’une appréciation éthique très positive.

Le passage aux essais cliniques, c’est-à-dire au test des dispositifs sur des cohortes de sujets humains, soulèvent des questions qui ne sont pas propres à la biofabrication, Ces questions concernent notamment le consentement éclairé des participants à l’essai, l’incertitude inhérente aux résultats de l’essai et l’information aux participants (notamment sur les risques encourus), les critères d’inclusion dans l’essai et, corrélativement, l’égalité d’accès aux protocoles innovants.

Un enjeu éthique plus général de la biofabrication concerne la compréhension de cette technologie par le public. Le terme employé, biofabrication, peut en effet être trompeur puisqu’il ne s’agit justement pas de fabriquer la vie. La biofabrication consiste plutôt à laisser les cellules faire leur travail, en les plaçant dans des conditions environnementales adéquates. On ne fabrique pas un tissu ou un organe : on fournit à des cellules tout ce dont elles ont besoin pour qu’elles reconstruisent elles-mêmes le tissu ou l’organe d’intérêt. Il ne s’agit pas de fabrication à proprement parler, du moins si le terme fabrication fait penser à l’ingénieur classique qui agence des matériaux en fonction d’un plan préétabli, et qui a de ce fait la maîtrise complète de tout le processus qui conduit à la structure finale. La biofabrication est moins une fabrication en ce sens qu’un pilotage plus ou moins bien maîtrisé des processus du vivant, guidé par l’imagerie et la modélisation.

Cette précision est importante dans la mesure où il convient d’éviter tout malentendu : le bioingénieur ne fabrique pas la vie, il se laisse plutôt conduire par le vivant lui-même. Dans l’expression biofabrication, c’est-à-dire la fabrication du bios (la vie en grec), il faut attribuer au génitif « du » un sens subjectif et non objectif : non pas fabrication du vivant donc, mais fabrication par le vivant, c’est-à-dire par des cellules qui ont été recrutées pour faire ce que les ingénieurs ne savent pas faire de façon purement artificielle.

De façon générale, le bioingénieur peut faire naître dans le public l’image d’un ingénieur animé par ce que les Grecs anciens avait appelé l’hubris : l’absence de toute juste mesure et de discernement dans l’activité technique, rendant incapable de savoir ce qu’il convient de faire ou pas, et où placer les limites. Le bioingénieur passe le plus souvent pour être un bricoleur du vivant, cherchant à soumettre tous les processus de la vie à sa domination. Il (ou elle) serait par excellence le champion de la maxime cartésienne, se rendre « comme maître et possesseur de la nature » – sauf qu’il (ou elle) aurait simplifié la formule en oubliant le « comme ». La bioingénierie serait ainsi l’acmé de la volonté de maîtriser la nature et la vie. Sur le plan éthique, le curseur est inévitablement dans le rouge.

Or, la biofabrication ne souscrit justement pas à cette image d’un ingénieur emporté par son hubris. Son attitude est moins de maîtrise que de modestie et, disons-le, de soin. Les cellules réclament du soin, sinon elles meurent. Par ailleurs, elles ne font jamais exactement ce que l’on attend d’elles, elles sont récalcitrantes : impossible de les maîtriser. Le bioingénieur est avant tout à l’écoute des cellules et de leurs besoins.

Un cœur artificiel, cela se fabrique, sans le concours des cellules. Dans ce domaine, l’ingénieur peut penser avoir la pleine maîtrise de son affaire : le cœur n’est-il pas une pompe ? Nous savons fabriquer des pompes. En revanche, un foie ne peut pas être fabriqué ; il doit être biofabriqué, c’est-à-dire fabriqué par le vivant lui-même. Ici, l’ingénieur ne peut qu’accompagner des processus qu’il (ou elle) ne maîtrise pas.

L’enjeu éthique transversal de la biofabrication est donc énorme. En effet, ces nouvelles méthodes d’ingénierie ne viennent pas seulement s’ajouter à la panoplie des méthodes existantes, elles amènent à questionner le sens même de l’ingénierie dans sa globalité : sommes-nous prêts à reconnaître que notre agir technique, y compris dans un contexte de haute technologie, peut être soumis à un autre impératif que la volonté de maîtriser la nature en vue de l’exploiter sans limites – qu’il peut être même tout le contraire : une recherche de l’efficacité obtenue avant tout par une attitude faite de prudence et de soin ?

La biofabrication pourrait faire penser à une stratégie de repli : nous n’arrivons pas à fabriquer un foie en employant des approches d’ingénierie classique ; nous sommes donc obligés de confier la tâche à des cellules. Aveu d’impuissance en somme, c’est-à-dire vision négative de la biofabrication vue comme un pis-aller pour des ingénieurs qui ne savent pas faire. Or, il est possible d’en avoir une vision beaucoup plus positive : la biofabrication pourrait en effet nous amener à réfléchir à ce que peut signifier aujourd’hui, pour l’ingénierie dans son ensemble, prendre soin de la nature et des vivants. Elle pourrait en somme introduire à une nouvelle image de l’ingénieur contemporain : celle d’un manipulateur soigneux et prenant soin de ce qu’il manipule.